La question est posée depuis plusieurs années, mais elle est paradoxale : syndicalisme et travail sont-ils dans des registres de préoccupations parallèles, mais sans véritable liens, entre les syndicalistes, les militants et militantes CHS-CT, les chercheurs et chercheuses?
Nous publions d’abord une note de lecture publiée par l’institut de recherche de la FSU (http://institut.fsu.fr), écrite par Gérard Grosse, de l’équipe « travail » de l’institut. C’est un commentaire du chapitre rédigé par Tony Fraquelli, cheminot et psychologue du travail, dans le livre Nouveau siècle, nouveau syndicalisme. Nous signalons ensuite la parution d’un nouveau numéro très fourni de Et voilà le travail, revue coordonnée par Eric Beynel, de l’Union syndicale Solidaires.
- Note de lecture (par Gérard Grosse)
Tony Fraquelli, « Regard d’un syndicaliste sur le travail », dans Nouveau siècle, nouveau syndicalisme, Dominique Mezzi (coord.), Syllepse 2013.
Tony Fraquelli est cheminot, syndicaliste CGT et psychologue du travail.
Sa contribution s’enracine sur son expérience de militant syndical. Les réflexions qu’il développe rencontrent celles qui sont au cœur des discussions au sein du chantier travail de l’Institut.
Résumé de son article assorti de quelques rapides remarques.
Il part d’un constat : les syndicalistes ont de plus en plus de difficultés à saisir et agir sur leur milieu de travail. Il s’appuie d’abord sur l’exemple du conflit de 2007 sur les régimes spéciaux de retraite.
Le travail hors-champs
A la SNCF, l’identité professionnelle est forte et les questions de travail (organisation, sécurité, …) sont des ressorts traditionnels de l’engagement syndical. La question des retraites aurait donc dû être une opportunité pour parler du travail et en particulier de la pénibilité. Il n’en fut rien.
En effet, discuter des conditions particulières d’exercice du métier, tenter de réduire les pénibilités et d’améliorer la sécurité, c’était risquer de remettre en cause les bonifications qui en sont la contrepartie, le « prix de la mort ». Et d’ailleurs, une fois la réforme entérinée, c’est encore sous la forme de compensation financière que la pénibilité fut prise en compte.
Il existe, par ailleurs, dans le syndicalisme cheminot une tradition « virile » qui exclut la thématique de la souffrance.
Enfin, et surtout, parmi les 160 000 agents, les métiers différents sont soumis à des pénibilités et à des risques inégaux, d’où la peur de diviser si ces questions étaient évoquées, et le choix syndical de mettre l’accent sur ce qui est commun : le service public et ses obligations, notamment en matière d’horaires de travail.
Cette tension entre l’attention portée au plus près du travail et le souci de faire du commun, autre façon de désigner le micro et le macro, se retrouve très fréquemment dans les interrogations sur le travail et les difficultés à s’en saisir comme d’une question syndicale.
La division du travail syndical
Pour Tony Fraquelli, il existe une fascination du syndicalisme (et de la gauche, voir Bruno Tentin) pour le taylorisme qui contribue à reproduire une division du travail au sein des syndicats, selon laquelle les questions du travail sont dévolus à des « experts » (élus CHSCT, CT…), souvent déconsidérés par rapport aux responsables, qui traitent eux des questions « nobles », politiques.
Ces militants « experts » du travail sont souvent laissés à eux-mêmes et à leur technicité – qui ne fait pourtant pas toujours le poids face aux moyens patronaux – ou contraints à se replier sur des revendications « traditionnelles » (salaire, emploi).
Or, pour lui, le travail est politique. Parce qu’il est « le grand opérateur des antagonismes structurels de la société. Et parce que « prendre soin du métier », le construire collectivement avec les autres professionnels, c’est contester la mainmise du management.
Tony Fraquelli n’évoque pas une autre tentation des syndicalistes confrontés à de complexes questions dans les CHSCT : celle de sous-traiter les enquêtes à des cabinets extérieurs. Si la démarche peut parfois s’avérer nécessaire, le souci, manifesté au sein de la FSU, d’initier des enquêtes conduites par les représentants syndicaux eux-mêmes paraît une démarche syndicale plus mobilisatrice.
Des raisons d’espérer
Le constat dressé par Tony Fraquelli à partir de son expérience de militant syndical éclairée par sa formation en clinique de l’activité, est assez décourageant : le syndicalisme semble « structurellement » incapable de prendre pleinement en charge les questions du travail : santé, sécurité, organisation et sens du travail.
Il reste pourtant optimiste en insistant sur le cours nouveau de la CGT (et d’autres syndicats) qui a fait de la « transformation du travail » un objectif de la confédération. La recherche-action Renault lui semble exemplaire d’une démarche qui « devrait servir de fil conducteur dans la construction du syndicalisme de demain, radicalement tourné vers le travail ».
Il ne sous-estime pas les difficultés d’une mutation dans les manières de faire du syndicalisme : d’une part, les positions confédérales ne sont pas unanimement partagées et se heurtent à des résistances de fédérations, d’autre part, il y a un risque de transformer les syndicalistes en ergonomes, ce qui engage des postures différentes.
Il estime que, sur la question du travail deux courants s’opposent au sein de la gauche syndicale. Pour le premier la transformation du travail résultera des changements politiques et sociaux. Pour l’autre, auquel il se rallie bien sûr, la démocratie dans le travail – grand organisateur de la société – est une condition d’une société démocratique.
C’est sa pratique syndicale qui a conduit Tony Fraquelli à s’engager dans des études de psychologie du travail (clinique de l’activité). Les relations de complémentarité entre « sciences du travail » et syndicalisme mais aussi les tensions entre les deux postures lui sont donc familières.
La référence systématique à la recherche-action Renault, qui date déjà de 2008-2009, qu’on retrouve sous de nombreuses plumes, laisse à penser que, si elle est exemplaire, elle n’a peut-être pas eu, en dépit de l’engagement de la confédération, les suites attendues.
Le savant et le syndicalisme
Tony Fraquelli développe la question des liens entre recherche et syndicalisme. Il remarque que ce sont les sciences sociales du travail (ergologie, psychodynamique du travail, clinique de l’activité) qui ont interpellé le syndicalisme et l’ont conduit à envisager de nouvelles problématiques. Le monde scientifique, en retour, sous peine de sclérose, a tout intérêt à s’appuyer sur les expériences syndicales.
Il plaide pour l’instauration d’un lieu d’échange permanent entre monde de la recherche et monde du syndicalisme.
Il plaide surtout pour une transformation en profondeur de la « posture militante » : en finir avec la division du travail au sein du syndicalisme, retrouver la proximité avec le terrain en passant plus de temps avec les salariés qu’en discussion avec la Direction.
Les contours de ce nouveau militantisme que Tony Fraquelli appelle de ses vœux – dans le cadre de ce que j’aurai tendance à considérer comme un anarcho-syndicalisme rénové – demanderaient à être précisés.
Le chantier travail pourrait avoir sa place dans ce le lieu d’échange qu’il évoque puisque les questions qu’il soulève trouvent un écho très fort avec celles que nos travaux, au sein du chantier, soulèvent.