Mois: avril 2014

Syndicalisme et travail : envie de débat

Nous avons reçu le commentaire suivant d’Yves Baverel (qui se présente comme venant de « l’univers ferroviaire public »), à propos de l’article publié le 8 avril dernier et intitulé  « Syndicalisme et travail : deux univers parallèles?« . Cet article de Gerard Grosse, de l’Institut de recherche de la FSU,  commentait lui-même le chapitre écrit par Tony Fraquelli à propos du regard d’un syndicaliste (cheminot) sur le travail, dans le livre : Nouveau siècle, nouveau syndicalisme. Que le débat continue !

Syndicalisme et travail : deux univers parallèles? A première vue provocateur, le questionnement me semble particulièrement pertinent.
Mon parcours professionnel dans l' »univers ferroviaire public » plutôt atypique depuis 30 années, tout comme mon militantisme syndicaliste, altermondialiste puis politique m’ont apporté la possibilité de porter un regard critique, voire distancié sur l’efficacité du syndicalisme.
N’ayant plus eu depuis plusieurs années de responsabilité syndicale (voire même d’appartenance tout court à une organisation durant ces 4 dernières années), je me suis retrouvé il y a peu à l’apprentissage d’un nouveau métier à la fois très technique et politiquement sensible.
Horairiste SNCF : emploi stratégique en regard du système ferroviaire, pris en otage entre le marchandage de pouvoirs entre SNCF et RFF, et les injonctions dogmatiques bruxelloises… autrement dit un terrain parfait pour l’épanouissement de la souffrance au travail !

Le taylorisme évoqué par Tony est un trait du syndicalisme de lutte qui m’avait particulièrement marqué comme je me retrouvais jeune militant cheminot à participer à une conférence technique « exploitation » CGT à Montreuil fin des années 1980.
Je m’étais d’ailleurs (imprudemment) fait remarquer en regrettant publiquement, que dans cette réunion, où il était question de contenu revendicatif « métier », le déroulement des discussions était par trop ostensiblement « cadré » par le bureau, bien en ligne et en estrade face aux militants de base, et de surcroît de province…

25 ans plus tard la mondialisation capitaliste a bouleversé le rapport au travail.
Pour les travailleurs du rail, le paternalisme techniciste de l’entreprise intégrée a été remplacé par un flot d’injonctions technocratiques hors-sol de managers carriéristes incapables de comprendre – pour la plupart – la portée des restructurations sans fin qu’ils organisent.

Il faudrait prendre le temps d’analyser l’impact des nouvelles technologies, implantées systématiquement dans les lieux de travail, sous couvert du vocable délé tére de « modernisation », à partir de pseudos études d’experts, voire de groupes de travail habilement manipulés par la hiérarchie.
Bien des cheminots ont alors perdu la maîtrise d’outils traditionnels au profit de systèmes informatiques étrangers à leur culture au travail, et de fait placés sous un contrôle permanent. Isolement des postes de travail, surcharge mentale, aliénation des outils, perte du sens : pendant ce temps le syndicalisme n’a pas su ou voulu évoluer ; le taylorisme correspondant à une organisation du travail d’un autre âge était toujours prégnant dans le fonctionnement des structures syndicales.

Pas sûr pour autant que la distanciation syndicalistes/salariés au travail ait pour origine principale une non prise en compte chronique par les « politiques » de la problématique des questions de souffrance au travail (pour faire court).

Il me semble très important de creuser du côté de la sociologie des organisations.
Car le système capitaliste a repris la main en s’appuyant sur des institutions, organisations, dont la caractéristique principale repose sur une centralisation sans faille du concept de gouvernance.
L’idéologie de l’infaillibilité de l’expertise, indépendante, présenté comme au-dessus de tout intérêt particulier, et pour faire court même garant en dernier recours de l’intérêt général, a gangréné jusqu’aux organisations dont la raison d’être est originellement l’émancipation des salariés et des citoyens.
Le culte de l’individu compétitif orchestré par le système managérial et l’ensemble du système médiatique ont fini de mettre à mal les équipes syndicales de proximité.

Quand au gré des restructurations, dans une entreprise publique désormais mondialisée, les décisions échappent irrémédiablement à l’échelon local, que le collectif de proximité sombre dans le « ringard sociétal », la pression semble trop forte ; rejoindre la région, la FD… Bref, alors que tout bouge, pourquoi ne pas pas faire carrière dans une forme de gouvernance syndicale encouragée par des accords paritaires (institutionnalisation via la garantie de carrière voire intégration des permanents…).
Le lien salarié-syndicaliste est tellement mis à mal que l’on doit aborder aujourd’hui la reconstruction de la manière de travailler syndicalement.
Il semble ainsi urgent d’inventer de nouveaux liens ; pourquoi pas des journaux d’expressions ouverts prioritairement aux non-militants et soutenus par les organisations de manière à redonner la parole contre la souffrance au travail?
Pourquoi ne pas imaginer que ces organes d’expressions puissent permettre le fleurissement de débats entre syndicalistes et travailleurs? En retournant dans des lieux tels les cafés, qui ont fait les premiers jours du mouvement ouvrier?

Combattre l’institutionnalisation du militantisme, la gangrène du concept de gouvernance et d’omniscience de pseudo-expert, montrer qu’un militant syndical peut s’épanouir dans un collectif authentique en gardant plus qu’un pied dans la production, questionne des aspects qui dépassent le fonctionnement des organisations syndicales.

De nouvelles relations mutuellement avantageuses entre mouvement social et politique doivent voir le jour, afin que les collectifs militants de proximité puissent à nouveau maîtriser la marche d’un monde qui lui échappe de plus en plus, et participer à construire ensemble un projet de société où les salariés retrouvent espoir et place.

Le capitalisme mondialisé colonise via les réseaux sociaux l’imaginaire de l’individu fantasmé en super héros hors sol?
Réinvestissons la proximité du bureau, de l’usine, du commerce pour réinventer dans les marges du système un nouveau monde solidaire dans la proximité.

Yves Baverel

Annick Coupé : Syndicalisme et perspectives politiques

logo_solidaires_grand L’article ci-dessous a été publié dans la revue de l’Institut de recherche internationale et stratégique (IRIS) en mars 2014. Il est pleinement d’actualité au moment où le syndicalisme se pose la question de son rapport aux perspectives politiques, et même plus précisément aux partis politiques.

Cet article aborde le contexte international et les limites du syndicalisme pour se ressourcer face à de nouvelles attentes. Il passe en revue les nouveaux mouvements sociaux apparus ces dernières années : altermondialisme, indignés, montrant comment  ils répondent à des questions que le syndicalisme a du mal à résoudre, même si ces expériences ont aussi leurs limites. L’article aborde aussi la montée des « populismes » et de leurs succès (par exemple le mouvement des « bonnets rouges ») , leurs brouillages politiques et parfois leur lien avec les droites politiques. Il critique les conceptions de soumission du « social » au « politique » et sa prétention parfois exclusive à la généralisation,  et il se termine par une relecture de la Charte d’Amiens en ouvrant la perspective d’un dialogue nécessaire avec les forces politiques.

 

Lien vers la publication originale  : IRIS-janv2014

 Déclin du syndicalisme, impuissance des partis politiques et montée des populismes : quel débouché politique pour la contestation sociale ?

Un déclin du syndicalisme indéniable

C’est un fait : le syndicalisme français est faible numériquement et divisé. Ce constat est mis en avant depuis longtemps pour montrer que la situation est inverse dans d’autres pays. Pour autant, ces derniers sont également concernés par ce « déclin » du syndicalisme, ce qui suppose que ces difficultés touchent à d’autres raisons, qui ne sont pas spécifiquement françaises.

Les évolutions du salariat ont un impact évident sur les capacités d’organisation collective, et donc sur des formes de structuration syndicale qui, pour l’essentiel, ont été pensées dans des périodes de plus grande stabilité du salariat et d’entreprises de tailles plus importantes. L’existence d’un chômage de masse durable, le développement des différentes formes de précarité et d’instabilité ne favorisent pas l’engagement syndical.

Largement présentes sur le marché du travail, les femmes, pour leur part, n’ont pas encore pris la place qui leur revient dans le syndicalisme, qui reste encore trop marqué par une vision traditionnelle de la place des hommes – la sphère publique, le monde du travail – et de celle des femmes – la sphère privée, familiale –, et qui n’échappe pas au système de domination patriarcale à l’œuvre dans notre société. Il y a là un défi pour le syndicalisme qui, s’il ne le relève pas, se prive d’une possibilité de renouvellement et d’élargissement de son influence, notamment dans des secteurs d’activité où les femmes sont largement présentes, comme celui des services.

En outre, le fonctionnement actuel du capitalisme financier vise avant tout la rentabilité financière pour satisfaire des actionnaires qui n’ont pas de visage et sont abrités par des fonds de pension qui se déplacent en permanence sur différents marchés financiers à travers la planète. Les salarié-es manquent ainsi d’interlocuteurs lorsqu’il s’agit de demander des comptes. Au sein des multinationales, les responsabilités sont diluées dans des montages complexes, entre société-mére, filiales, sous-traitants, entreprises franchisées, holding, etc., tout cela permettant notamment d’échapper aux réglementations nationales, quand elles existent encore, en matière de fiscalité et de droits sociaux. La mondialisation, toujours plus importante, vise à développer sans cesse plus la concurrence exacerbée entre pays, entre régions, entre travailleurs, d’un bout à l’autre de la planète.

Face à ces évolutions qui déstabilisent les fondements traditionnels du syndicalisme et ses structures, les réponses n’ont pas été suffisantes. À ces éléments « extérieurs » au syndicalisme, il faut ajouter des éléments intrinsèques au syndicalisme lui-même. Ainsi, en France, le débat sur la nécessaire indépendance du syndicalisme n’est toujours pas réglé. La réforme des retraites réalisée par le gouvernement de François Hollande en 2013 avec l’appui de certaines syndicats, alors même qu’elle s’inscrivait dans la droite ligne de celle menée par Nicolas Sarkozy en 2010, contre laquelle l’ensemble des syndicats français étaient descendus dans la rue à de nombreuses reprises en 2010, en là pour en témoigner.

L’idée de transformation sociale est de moins en moins portée et une partie du mouvement syndical se situe davantage dans une logique d’accompagnement. Cela a des conséquences très concrètes sur les positionnements des uns et des autres : il suffit de voir les désaccords qui se sont faits jour en 2013 sur le dossier des retraites ou sur la loi dite de « sécurisation de l’emploi ». L’absence de perspective globale, de vision politique – non pas au sens partidaire, mais bien d’enjeu de société – affaiblit la dynamique syndicale, même s’il ne s’agit pas de revenir à des visions figées qui pouvaient être présentes au sein du mouvement syndical et social dans les années 1970. Il ne s’agit pas de décréter un projet de société « clé en main », mais de poser des jalons importants, comme la question du partage des richesses et du travail, de l’accès pour toutes et tous aux droits fondamentaux, de l’éradication des discriminations, de la prise en compte des contraintes écologiques, de l’organisation de la société, de la place des services publics, de qui décide pour produire quoi, etc.

Un contexte de crise systémique

Si ces questions sont propres au syndicalisme et le concernent spécifiquement, elles touchent aussi plus globalement les mouvements sociaux, dans un contexte de crise systémique qui perdure depuis l’irruption de la crise financière, en 2008. Cette dernière a révélé au grand jour la catastrophe que représente le fonctionnement actuel du capitalisme, la déréglementation financière généralisée intervenue depuis un quart de siècle, la toute-puissance des marchés financiers, à qui les gouvernements et les institutions politiques internationales ont lâché la bride depuis trop longtemps. Le TINA (« There is no alternative ») de Margaret Thatcher des années 80 s’est ainsi généralisé. Si la crise a révélé la fragilité même du système actuel et lui a retiré de sa crédibilité, les rapports de forces établis par les mouvements sociaux n’ont pas permis pour l’instant d’imposer d’autres choix, malgré l’ampleur de ceux-ci dans certains pays. En Europe, au contraire, les politiques d’austérité généralisées se poursuivent, en dépit de leur inefficacité économique et de leurs répercussions sociales. À l’image de la France, les alternances politiques ne changent quasiment rien sur les logiques de fond, les gouvernements successifs poursuivant trop souvent les mêmes choix économiques, à coup de déréglementation, de réduction à marche forcée des déficits publics, d’absence de volonté réelle d’engager la nécessaire transition écologique ou une véritable réforme d’ampleur pour plus de justice fiscale. Et lorsqu’un candidat fait campagne sur le changement et la nécessité d’affronter la finance, et que son action depuis son arrivée au pouvoir tourne le dos à ces engagements, cela ne peut nourrir qu’une certaine méfiance vis-à-vis du « politique ». Quand cela se double d’un scandale financier de taille impliquant un ministre du Budget censé organiser la lutte contre la fraude fiscale, dans laquelle il est lui-même impliqué, cela rajoute une dose de rejet d’un monde politique qui apparaît de plus en plus lié au monde des affaires…

Dans le même temps, les inégalités et les précarités gagnent du terrain. Les zones de relégation sociale se multiplient, que ce soit dans les quartiers populaires aux portes des grandes villes ou dans des zones rurales ou semi rurales : les citoyen-nes s’y sentent abandonnés.

Tous ces éléments nourrissent une crise démocratique forte : la classe politique est discréditée, elle n’est plus représentative de la population, et semble vivre dans un autre monde. Les institutions républicaines deviennent des lieux vides de sens et de tout débat politique digne de ce nom, à quelques exceptions prés. Le syndicalisme est aussi touché par ces distanciations, dans la mesure où il apparaît, lui aussi, comme une institution éloigné du terrain.

Différents mouvements sociaux ont émergé dans le monde ces dernières années, à côté des organisations syndicales. Si en France, des mouvements comme celui des « Indignés » sont restés quasi-inexistants, un certain nombre de luttes « spécifiques » existent en dehors du mouvement syndical depuis des années. Des mouvements comme ceux des sans-papiers, pour le droit au logement se sont d’abord construits en dehors du syndicalisme, même si quelques jonctions se sont faites (voir les mouvements de grève des sans-papiers en 2009/2010). C’était déjà le cas des mouvements de chômeurs dans les années 90. Le mouvement altermondialiste a posé, lui, des questions plus globales sur le type de société, les enjeux écologiques, les rapports Nord-Sud, le poids de la finance, la démocratie directe mais aussi la remise en cause des fonctionnements pyramidaux des organisations « classiques », partis ou syndicats. Ces mouvements posent des questions sur des sujets non-pris (ou mal-pris) en charge par le syndicalisme en général et par l’affaiblissement de son contenu contenu politique. Ces différents mouvements sont porteurs pour les uns de revendications thématiques limitées et précises (le droit au logement, la régularisation des sans-papiers…) pour les autres, de remises en cause globales de l’ordre néo-libéral. Ils ont pour particularité de se développer, d’exister en dehors du milieu de travail. Doit-on en conclure que l’avenir sera fait de ces seuls « nouveaux » mouvements sociaux qui à eux seuls seraient capables d’embrasser les différents aspects de la question sociale, les différentes revendications ? La réponse est sans doute en partie dans la capacité du syndicalisme à comprendre de quoi sont porteurs ces mouvements, à reprendre des questions interprofessionnelles plus globales de société qui ont été portées à d’autres époques dans le mouvement ouvrier, des questions de transformation sociale dans un contexte de crise systémique au XXIe siècle.

C’est dans ce contexte que nous assistons à une montée des « populismes », en France comme en Europe. Derrière ce terme, on retrouve l’expression de colères qui se côtoient les unes à côté des autres, sans avoir nécessairement d’intérêts communs, comme le mouvement des « bonnets rouges » fin 2013 en Bretagne : des salariés et des patrons, des petits producteurs ruinés par des logiques productivistes et des représentants de l’agro-alimentaire qui ont porté cette logique, soudés par une défense d’un pseudo intérêt régional commun. En France, comme en Europe, le débat politique pour l’instant est marqué par une montée de la droite extrême, un Front national (FN) « décomplexé » et relooké autour de Marine Le Pen, dont l’objectif est désormais la conquête du pouvoir.

Quel « débouché politique » pour la contestation sociale ?

La situation actuelle est marquée par cette contradiction. D’un côté, il existe des colères sociales importantes, qui restent toutefois isolées et ne pèsent pas, pour l’instant, sur les choix politiques et économiques. De l’autre, l’extrême-droite progresse et ses idées se développent par capillarité dans toute la société. Dans ce contexte, la question du « débouché politique » est posée.

Longtemps, pour les mouvements sociaux et le syndicalisme en particulier, la réponse était assez simple : il suffisait de s’en remettre aux partis politiques de gauche et de se caler sur les échéances électorales, en donnant plus ou moins ouvertement des consignes de vote. Cela ne peut plus fonctionner aujourd’hui. À la base de cette « répartition des tâches » existait l’idée plus ou moins implicite de subordination du social au politique et de partage des rôles : aux partis politiques la vision globale, aux mouvements sociaux et aux syndicats les revendications immédiates. Cette conception a quelque peu fait faillite. La hiérarchie entre le social et le politique a été remise en cause par les mouvements sociaux, par des associations comme Attac ou une organisation syndicale comme Solidaires. Même les confédérations traditionnelles qui ont été historiquement porteuses de cette conception l’ont progressivement abandonnée, au moins dans les textes.

L’expérience de la gauche au pouvoir (avec l’arrivée de François Mitterrand en 1981, ou la période 1997-2002 avec Lionel Jospin comme Premier ministre) a refroidi les ardeurs de ceux et celles qui pensaient qu’il suffisait d’une alternance politique pour que cela débouche sur une alternative politique.

Qui plus est, la séparation entre social et politique est de moins en moins pertinente. Par exemple la question des retraites ne peut être traitée sous le seul angle démographique ; il s’agit bien d’un choix de société : quelle place, dans la répartition des richesses, attribuer à la prise en charge des personnes retraitées ? Ou la place et l’avenir des services publics comme une seule question comptable, découlant d’économies à tout prix dans les dépenses publiques, sans en faire un débat citoyen sur les besoins fondamentaux des populations, urbaines ou rurales ? Ou encore le débat sur le soi-disant « coût du travail » qui devient une évidence alors même que la question du rapport capital/travail n’est pas mise sur la table. En fait, tout débat « social » est nécessairement un débat politique, un débat citoyen : en ce sens, il ne peut y avoir un « partage des tâches » sur ces sujets entre ce qui relèverait strictement du rôle des partis ou de celui des syndicats.
Cela ne signifie pas que partis et syndicats ont la même place ou la même fonction dans la société : les syndicats n’ont pas vocation à accéder au pouvoir, mais au contraire d’assumer la fonction de contre-pouvoir. Mais il y a une même responsabilité à construire les rapports de forces pour changer les choses, du moins pour ceux qui s’inscrivent dans la transformation sociale.

L’émergence de « nouveaux » mouvements sociaux règle t’elle la tension entre le champ politique et le champ syndical et permet t’elle de dépasser cette contradiction ? Ces mouvements sont critiques sur ce qui ne fonctionnent pas ou plus dans les institutions politiques, et au-delà sur les mouvements sociaux « anciens ». Ces critiques sont en partie fondées et pose la capacité du syndicalisme à se refonder, à se ré-inventer face aux nombreux défis auxquels il est confronté. Soit, il se fige sur ses structures et son fonctionnement soit il se remet en cause, cherche les réponses en tâtonnant, expérimentant, en acceptant de s’ouvrir et de travailler avec des mouvements qui fonctionnent davantage en réseaux horizontaux. Des coopérations peuvent se faire : dans la lutte de Notre-Dame-des-Landes, à côté de la Confédération paysanne, Solidaires est impliqué pas seulement en terme de solidarité mais en lien avec sa volonté d’affronter la nécessaire articulations entre urgences écologiques et urgences sociales. Les Forums sociaux permettent aussi ces coopérations, qui supposent d’accepter la confrontation qui peut parfois être difficile, mais indispensable pour qui veut construire des alliances et des rapports de forces…

Donner du contenu à la question du débouché politique

Personne ne peut prétendre disposer d’un modèle définitif d’un processus de transformation sociale, ni de formes achevées d’une nouvelle organisation sociale. Quelques questions pourraient néanmoins être mises en chantier dès à présent. Il est, en effet, nécessaire de porter des revendications qui cassent la logique de la concurrence de « tous contre tous », et donc de défendre les droits collectifs ou le système de protection sociale qui garantit chacun-e contre les aléas de la vie, c’est-à-dire tout ce qui est aujourd’hui mis en cause par les politiques néolibérales. Tout en continuant de penser le droit à l’emploi et le temps de travail, il faut reprendre la réflexion sur la division du travail et la hiérarchie des revenus : comment mettre en œuvre la rotation des tâches, la polyvalence, tout cela supposant des politiques de formation dans ce sens. La division du travail pose notamment la question de la hiérarchie des salaires, mais également la remise en cause de tout ce qui a contribué à l’individualisation (intéressement, participation, stock option…) et à affaiblir le financement de la protection sociale. Si la défense du « pouvoir d’achat » reste une nécessité au vu du partage de plus en plus inégal des richesses produites, à l’explosion des dividendes versées à une minorité, on ne peut en rester-là. Cette question du niveau et de la hiérarchie des salaires doit aussi être comprise comme un élément pour freiner la consommation des plus favorisés et des actionnaires, avec un mode de vie qui tire la société toute entière vers un consumérisme exacerbé. En ce sens, il y a des convergences à construire dans la réflexion et la mobilisation avec ceux qui dénoncent la concentration des richesses (et des pouvoirs) par une minorité.

La question de l’information est également un enjeu important pour connaître et maîtriser ce qui se passe dans les entreprises, les multinationales, les donneurs d’ordre et les sous-traitants. Les multinationales se donnent les moyens de rendre opaques leurs comptes, leurs choix d’investissement, de stratégie financière, de restructuration… afin d’empêcher les salarié-es de regarder tout cela de près. Les droits existants (CE, CCE, Comité de groupe) sont insuffisants pour faire face à cette stratégie de la dissimulation : il faut donc les renforcer et en créer de nouveaux. Là aussi, cet enjeu de l’information ne se joue pas uniquement dans l’entreprise mais bien aussi d’un point de vue général : c’est un enjeu démocratique en tant que tel pour toute la société.

La réappropriation du travail et de son organisation doivent être à l’ordre du jour. Les horaires décalés, l’éclatement des collectifs de travail et des statuts au sein d’une même entreprise, les restructurations permanentes des entreprises, la production à flux tendu, la perte de sens y compris dans les services publics… tout cela engendre stress, désintérêt, souffrance au travail. Cela doit devenir un enjeu de luttes collectives pour sortir du mal-être au travail et pour se réapproprier ensemble les enjeux d’organisation du travail en lien avec les finalités de la production.

Les grandes questions ouvertes dans les années 1960 autour des idées d’autogestion, de contrôle ouvrier restent d’actualité pour ceux et celles qui ont toujours comme objectif l’émancipation individuelle et collective. Les conditions de travail doivent être favorables à l’exercice de l’intelligence critique des individus. Plus les travailleurs/travailleuses sont autonomes dans le choix des buts et des moyens de leur travail, plus ils/elles peuvent participer à une vraie démocratie, à la délibération dans tous les aspects des choix politiques, économiques et citoyens. D’une certaine façon, ces questions ressurgissent, sous d’autres formes, dans les mouvements sociaux de ces dernières années : le besoin de démocratie directe, transversale, s’est exprimé largement dans les mouvements comme celui des Indignés, ou dans des luttes comme celle des Fralib…

Les richesses produites n’ont jamais été aussi grandes, mais cela s’inscrit dans une logique productiviste, consumériste, totalement contradictoire avec les besoins de transition écologique. Il faut donc repenser la production de richesses en fonction des besoins sociaux, mais en articulant cela avec la nécessaire transition écologique.

La question du niveau de décision reste ouverte : comment reprendre la question du plan, de la planification, en la liant avec la question démocratique, ce qu’on appelait la « planification démocratique ». Celle-ci ne peut pas reposer sur les seuls salarié-es au sein des entreprises et des services publics : il faut imaginer des espaces (assemblées de citoyens/citoyennes par exemple) où s’élaborent les besoins (en tenant compte des impératifs écologiques) de la population dans sa diversité et au plus prés d’elle. Et il faut construire les outils d’une articulation régionale, nationale, européenne.

Les nouvelles technologies et leur fonctionnement horizontal sont des outils utiles pour les mobilisations et peuvent favoriser la démocratie, à condition que cela aide à la confrontation des points de vue pour bâtir du collectif et non pour conforter l’addition de points de vue individuels.

Reste bien sûr la question centrale de la propriété des moyens de production : nationalisation, socialisation, appropriation des moyens de production et d’échanges. Tous ces termes apparaissent aujourd’hui « d’un autre temps » et pourtant au vu de l’impasse dans laquelle nous met et nous mène le capitalisme financier, il faut sans nul doute les reprendre, les retravailler dans le sens d’une utopie transformatrice même si nous n’avons pas/plus de schéma global pré-déterminé.

Comment faire ce chemin ? Inscrire ces idées dans les combats d’aujourd’hui et notamment autour de l’idée de ne plus laisser la finance, le marché décider de nos vies. Il nous faut appuyer toutes les expérimentations sociales concrètes qui montrent qu’il est possible de fonctionner autrement.

Alors la question du débouché politique en résumé ?

La question du débouché politique est donc avant tout une question de débat citoyen sur les contenus des politiques à mettre en œuvre, immédiatement et à plus long terme.

La bataille des idées est un élément essentiel dans la construction d’un rapport de forces. Sans celle- ci, sans la conviction largement partagée qu’un autre monde est possible et nécessaire, qui passe par des réorientations des politiques, voire de vraies ruptures et des orientations stratégiques alternatives, on ne pourra avancer dans la transformation sociale. Dès aujourd’hui, il s’agit bien pour le syndicalisme de faire vivre au XXIe siècle la « double besogne » définie dans la Charte d’Amiens lors du congrès de la CGT en 1906 : organiser les résistances aux politiques néolibérales et mettre en avant des revendications immédiates permettant d’améliorer les conditions de vie du plus grand nombre, salarié-es, chômeurs et retraité-es, jeunes en formation, tout en mettant en avant la nécessité du dépassement du capitalisme, des politiques néo-libérales actuelles, etc. Ces propositions doivent permettre une mise en débat citoyenne dans lequel il y a place pour un échange avec les partis politiques. Il s’agit bien de trouver le moyen de se confronter et de coopérer avec les partis politiques qui s’inscrivent dans la perspective de transformation sociale, tout en évitant la confiscation représentative qui peut encore tenter certains (même inconsciemment…) ; il s’agit de travailler à dépasser la simple démocratie représentative qui est aujourd’hui à bout de souffle et d’ouvrir le débat, et les pratiques, sur la démocratie directe à tous les niveaux. Et cette question concerne aussi le syndicalisme lui-même !

Au bout du compte, il s’agit pour les mouvements sociaux et pour le syndicalisme de préserver une autonomie en évitant deux impasses : s’en remettre aux partis politiques pour la transformation sociale ou refuser toute coopération, toute confrontation avec eux, alors même qu’ils sont une partie de la réalité dans laquelle nous agissons. Il est donc possible de construire des alliances, des convergences pour la transformation sociale en s’appuyant sur des luttes, des initiatives citoyennes, des expérimentations sociales, sans être dépendants du calendrier électoral. C’est bien s’il y a mobilisation sociale, au sens large du terme, que des changements politiques existeront, au-delà des seuls rendez-vous électoraux.

Annick Coupé
Porte-parole de l’Union syndicale Solidaires

Crise du syndicalisme au Canada et Québec

Une note de lecture de Didier Epsztajn, animateur du blog : http://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com, à propos du syndicalisme canadien et québequois.

 

L’action collective donne aux salariéEs la perception de leur pouvoir

La structuration syndicale, et plus globalement, celle des organisations du mouvement ouvrier est fortement dépendante de l’histoire, des rapports aux autres couches sociales, dont la bourgeoisie, le patronat, à l’Etat et au Droit institutionnel, etc.
Si les analyses de David Camfield ne peuvent être transposées sur le mouvement syndical français, elles n’en demeurent pas moins très intéressantes. Car, au-delà du contexte d’un droit syndical « réduit » en regard de ce qui existe « ici », un certain nombre de problématiques sont communes : institutionnalisation, bureaucratie, place des permanent-e-s, sexisme, racisme, désyndicalisation, substitutionisme, absence de démocratie, etc…
En introduction, l’auteur parle de vocabulaire : mouvement ouvrier, syndicat, labor movement, mouvement du travail, mouvement des travailleurs et des travailleuses, classe ouvrière, workers, working people, worker’s movement, working class, salariEs… Il propose des définitions de la classe ouvrière, de ce que je nommerai le prolétariat élargi. Il parle de divisions, de différenciations, des hiérarchies dans cette classe, j’aurai au moins ajouté le terme de domination, « la classe ouvrière est divisée en son sein de façon beaucoup plus importante qu’on ne le reconnaît généralement ».
David Camfield rappelle aussi que « La classe ouvrière telle qu’elle existe vraiment est façonnée par les relations entre les sexes, les pratiques et les idées en matière des relations raciales, et par d’autres dimensions de la société ». Il reviendra sur le sexisme et le racisme systémiques.
L’auteur explique l’importance du mouvement ouvrier, des organisations syndicales, organisations autonomes des travailleurs et des travailleuses, « seuls regroupements au moyen desquels les salariéEs peuvent assurer leur défense dans une société où cette classe est attaquée », lieux où les travailleurs et les travailleuses « peuvent développer leurs capacités de penser et d’agir pour susciter le changement social ». Il parle aussi de démocratie syndicale.
David Camfield souligne aussi « Le mouvement ouvrier s‘est réinventé dans le passé pour répondre à l’évolution du capitalisme, et il est possible de le réinventer aujourd’hui pour en faire un outil plus efficace pour les luttes des travailleurs et des travailleuses » et il ajoute, qu’au-delà des textes de congrès, il est plus intéressant « d’étudier ce que font réellement les gens, par le biais des organisations »

Sommaire :
Première partie : Le mouvement ouvrier aujourd’hui
• Syndicats et milieux de travail
• Au-delà de la convention collective
• A l’intérieur des syndicats : la vie de l’organisation
• Autres organisations du mouvement ouvrier
• Evaluer le mouvement actuel de la classe ouvrière
• Racine des problèmes d’aujourd’hui
Deuxième partie : Perspectives d’avenir
• Pourquoi réinventer le mouvement ?
• Comment réinventer le mouvement ?
Concepts
Lectures et bibliographie

Je ne signale que certains éléments.
Au-delà des descriptions et des analyses de la situation syndicale au Canada et au Québec, dont la place des conventions collectives, j’ai particulièrement apprécié les réflexions sur le sexisme, le racisme, les peuples autochtones, la « communauté ». L’auteur insiste sur la démocratie syndicale, la participation de tou-te-s les salarié-es syndiquée-e-s ou non, l’action directe, la prise en compte de l’ensemble des problèmes (internes et externes à l’entreprise) concernant les salariéEs, le refus d’en rester au cadre national.
David Camfield distingue différents types de syndicalismes : syndicalisme d’affaires, syndicalisme d’entreprise, syndicalisme social, syndicalisme de mobilisation et syndicalisme de mouvement social. Il en explicite les tenants, les fonctionnements, les défauts, etc.
Il explique et souligne « le cadre extrêmement bureaucratique imposé aux syndicats par le droit du travail depuis les années 1940 », la transformation des syndicats par « l’effet combiné des nouvelles lois du travail et des purges anticommunistes ».
L’auteur parle de « La dégradation des infrastructures de la dissidence ». Cette notion de « infrastructures de la dissidence » me semble très utile, car la culture du refus de l’état des choses existant, les dissidences intellectuelles et pratiques, le devoir d’insolence, le refus de la naturalisation des rapports sociaux (dont celle du marché) participent de la construction des organisations autonomes des dominé-e-s. Par ailleurs, David Camfield souligne qu’il n’existe pas « d’institutions favorisant la capacité des salariéEs à entreprendre une action collective d’envergure ».

Dans la seconde partie, l’auteur parle de temps libre nécessaire « pour développer librement leurs capacités de ressentir quelque chose, de penser et de bouger ». Il montre que le potentiel pouvoir des travailleurs et des travailleuses ne concerne pas que les aspects internes aux entreprises et parle de dimensions concernant toute la société (logement et services, égalité, démocratie, justice sociale et écologique).
J’ai notamment apprécié la partie « Pourquoi et comment le mouvement doit changer », dont les changements clés analysés : plus de démocratie, plus de militantEs, des militantEs mieux outilléEs (« Les militantEs de la base doivent être capables de penser et d’agir de façon autonome, avec moins de dépendance à l’égard des responsables et des permanentEs à plein temps »), un leadership à la base qui soit le reflet de la classe des salariéEs, un recours plus fréquent aux méthodes militantes, plus d’indépendance, la volonté de mobiliser et de syndiquer la classe des salariéEs dans sa totalité, une solidarité plus profonde et plus vaste, plus de radicalisme.
David Camfield revient aussi sur l’histoire de la fin du XIXe et le début du XXe siècle, « les Chevaliers du Travail », les premiers syndicats par industrie (rompant avec le syndicalisme de métier), les Industrial Workers of the World (IWW). Il souligne que « la création des syndicats industriels et des organisations socialistes représentait une réinvention du mouvement de la classe des salariéEs ».
L’auteur analyse en détail les obstacles actuels avant de proposer d’entreprendre une démarche de réinvention « à partir de la base et bâtir en même temps de nouvelles organisations de salariéEs ». Si le syndicalisme d’entreprise fut un progrès par rapport au syndicalisme de métier, cette structuration n’est plus à la hauteur des modifications structurelles de l’organisation capitaliste du travail.
Démocratisation, réforme à partir de la base et création de nouvelles organisations : « les salariéEs sont les acteurs clés en ce qui concerne la transformation du mouvement ouvrier », formation de leurs propres regroupements indépendants, réponse à toutes les préoccupations de la classe des salariéEs, en milieu de travail ou non, mouvement dynamique formé à la fois des syndiquéEs et des non-syndiquéEs…
L’auteur souligne que « ce qui compte, ce n’est pas seulement la décision elle-même, mais la façon dont elle est prise et le nombre de personnes qui y participent ».
David Camfield termine sur les nouvelles orientations politiques nécessaires, « axées sur la classe des salariéEs », sur le soutien aux luttes des peuples indigènes pour leur auto-détermination (« il faut s’assurer que les revendications économiques des salariéEs ne lèsent pas les peuples indigènes ou leurs territoires »), l’opposition au colonialisme, (il avait antérieurement évoqué la campagne Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS) envers l’Etat d’Israël, les aspects environnementaux, etc.

Le droit syndical et le droit du travail donne un éclairage particulier sur les limites de la démocratie en Amérique du Nord, et ici au Canada et au Québec.
Une présentation pédagogique. Un livre qui ne s’adresse pas qu’aux militant-e-s syndicaux et qui devrait intéresser au-delà des analyses sur la situation syndicale et politique au Canada et au Québec, tou-te-s les militant-e-s pour l’émancipation.

David Camfield : La crise du syndicalisme au Canada et au Québec
Réinventer le mouvement ouvrier
Traduit de l’anglais (Canada) par Catherine Browne
M éditeur, Ville Mont-Royal (Québec) 2014, 262 pages
Didier Epsztajn
http://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/

Syndicalisme et travail : deux univers parallèles?

La question est posée depuis plusieurs années, mais elle est paradoxale : syndicalisme et travail sont-ils dans des registres de préoccupations parallèles, mais sans véritable liens, entre les syndicalistes, les militants et militantes CHS-CT, les chercheurs et chercheuses?

Nous publions d’abord une note de lecture publiée par l’institut de recherche de la FSU (http://institut.fsu.fr), écrite par Gérard Grosse, de l’équipe « travail » de l’institut. C’est un commentaire du chapitre rédigé par Tony Fraquelli, cheminot et psychologue du travail, dans le livre Nouveau siècle, nouveau syndicalisme. Nous signalons ensuite la parution d’un nouveau numéro très fourni de Et voilà le travail, revue coordonnée par Eric Beynel, de l’Union syndicale Solidaires.

 

 

  • Note de lecture (par Gérard Grosse)

Tony Fraquelli, « Regard d’un syndicaliste sur le travail », dans Nouveau siècle, nouveau syndicalisme, Dominique Mezzi (coord.), Syllepse 2013.

Tony Fraquelli est cheminot, syndicaliste CGT et psychologue du travail.
Sa contribution s’enracine sur son expérience de militant syndical. Les réflexions qu’il développe rencontrent celles qui sont au cœur des discussions au sein du chantier travail de l’Institut.
Résumé de son article assorti de quelques rapides remarques.

Il part d’un constat : les syndicalistes ont de plus en plus de difficultés à saisir et agir sur leur milieu de travail. Il s’appuie d’abord sur l’exemple du conflit de 2007 sur les régimes spéciaux de retraite.

Le travail hors-champs
A la SNCF, l’identité professionnelle est forte et les questions de travail (organisation, sécurité, …) sont des ressorts traditionnels de l’engagement syndical. La question des retraites aurait donc dû être une opportunité pour parler du travail et en particulier de la pénibilité. Il n’en fut rien.
En effet, discuter des conditions particulières d’exercice du métier, tenter de réduire les pénibilités et d’améliorer la sécurité, c’était risquer de remettre en cause les bonifications qui en sont la contrepartie, le « prix de la mort ». Et d’ailleurs, une fois la réforme entérinée, c’est encore sous la forme de compensation financière que la pénibilité fut prise en compte.
Il existe, par ailleurs, dans le syndicalisme cheminot une tradition « virile » qui exclut la thématique de la souffrance.
Enfin, et surtout, parmi les 160 000 agents, les métiers différents sont soumis à des pénibilités et à des risques inégaux, d’où la peur de diviser si ces questions étaient évoquées, et le choix syndical de mettre l’accent sur ce qui est commun : le service public et ses obligations, notamment en matière d’horaires de travail.
Cette tension entre l’attention portée au plus près du travail et le souci de faire du commun, autre façon de désigner le micro et le macro, se retrouve très fréquemment dans les interrogations sur le travail et les difficultés à s’en saisir comme d’une question syndicale.

La division du travail syndical
Pour Tony Fraquelli, il existe une fascination du syndicalisme (et de la gauche, voir Bruno Tentin) pour le taylorisme qui contribue à reproduire une division du travail au sein des syndicats, selon laquelle les questions du travail sont dévolus à des « experts » (élus CHSCT, CT…), souvent déconsidérés par rapport aux responsables, qui traitent eux des questions « nobles », politiques.
Ces militants « experts » du travail sont souvent laissés à eux-mêmes et à leur technicité – qui ne fait pourtant pas toujours le poids face aux moyens patronaux – ou contraints à se replier sur des revendications « traditionnelles » (salaire, emploi).
Or, pour lui, le travail est politique. Parce qu’il est « le grand opérateur des antagonismes structurels de la société. Et parce que « prendre soin du métier », le construire collectivement avec les autres professionnels, c’est contester la mainmise du management.
Tony Fraquelli n’évoque pas une autre tentation des syndicalistes confrontés à de complexes questions dans les CHSCT : celle de sous-traiter les enquêtes à des cabinets extérieurs. Si la démarche peut parfois s’avérer nécessaire, le souci, manifesté au sein de la FSU, d’initier des enquêtes conduites par les représentants syndicaux eux-mêmes paraît une démarche syndicale plus mobilisatrice.

Des raisons d’espérer
Le constat dressé par Tony Fraquelli à partir de son expérience de militant syndical éclairée par sa formation en clinique de l’activité, est assez décourageant : le syndicalisme semble « structurellement » incapable de prendre pleinement en charge les questions du travail : santé, sécurité, organisation et sens du travail.
Il reste pourtant optimiste en insistant sur le cours nouveau de la CGT (et d’autres syndicats) qui a fait de la « transformation du travail » un objectif de la confédération. La recherche-action Renault lui semble exemplaire d’une démarche qui « devrait servir de fil conducteur dans la construction du syndicalisme de demain, radicalement tourné vers le travail ».
Il ne sous-estime pas les difficultés d’une mutation dans les manières de faire du syndicalisme : d’une part, les positions confédérales ne sont pas unanimement partagées et se heurtent à des résistances de fédérations, d’autre part, il y a un risque de transformer les syndicalistes en ergonomes, ce qui engage des postures différentes.
Il estime que, sur la question du travail deux courants s’opposent au sein de la gauche syndicale. Pour le premier la transformation du travail résultera des changements politiques et sociaux. Pour l’autre, auquel il se rallie bien sûr, la démocratie dans le travail – grand organisateur de la société – est une condition d’une société démocratique.
C’est sa pratique syndicale qui a conduit Tony Fraquelli à s’engager dans des études de psychologie du travail (clinique de l’activité). Les relations de complémentarité entre « sciences du travail » et syndicalisme mais aussi les tensions entre les deux postures lui sont donc familières.
La référence systématique à la recherche-action Renault, qui date déjà de 2008-2009, qu’on retrouve sous de nombreuses plumes, laisse à penser que, si elle est exemplaire, elle n’a peut-être pas eu, en dépit de l’engagement de la confédération, les suites attendues.

Le savant et le syndicalisme
Tony Fraquelli développe la question des liens entre recherche et syndicalisme. Il remarque que ce sont les sciences sociales du travail (ergologie, psychodynamique du travail, clinique de l’activité) qui ont interpellé le syndicalisme et l’ont conduit à envisager de nouvelles problématiques. Le monde scientifique, en retour, sous peine de sclérose, a tout intérêt à s’appuyer sur les expériences syndicales.
Il plaide pour l’instauration d’un lieu d’échange permanent entre monde de la recherche et monde du syndicalisme.
Il plaide surtout pour une transformation en profondeur de la « posture militante » : en finir avec la division du travail au sein du syndicalisme, retrouver la proximité avec le terrain en passant plus de temps avec les salariés qu’en discussion avec la Direction.
Les contours de ce nouveau militantisme que Tony Fraquelli appelle de ses vœux – dans le cadre de ce que j’aurai tendance à considérer comme un anarcho-syndicalisme rénové – demanderaient à être précisés.
Le chantier travail pourrait avoir sa place dans ce le lieu d’échange qu’il évoque puisque les questions qu’il soulève trouvent un écho très fort avec celles que nos travaux, au sein du chantier, soulèvent.

 

  • Et voilà le travail, bulletin édité par Eric Beynel de l’Union syndicale Solidaires.  logo_solidaires_grand
  • Cliquez : et voila n25 mars 2014
    Au sommaire ce mois:
    Page 1: Pour des CHSCT outils de combats syndicaux
    Page 2: Jurisprudence: Le recours à des salariés en CDD pour effectuer des travaux dangereux est interdit; Dans une entreprise de plus de 50 salariés, chaque salarié doit être couvert
    par un CHSCT; Droit d’alerte sanitaire et environnementale pour les salariés et les représentants en CHSCT : un nouveau registre spécial
    Page 3: Vu du terrain: « Le droit du travail, ce sont les travailleurs qui en parlent le mieux »; Téléphonie: les tunnels sont survoltés;
    page 4: Vu du terrain: SUD BPCE : 2 – Benchmark; Maladies industrielles et mobilisations collective,séminaire organisé par Pascal Marichalar (IRIS) et Laure Pitti (Cresppa-CSU),
    Compte rendu de la séance introductive du 23 janvier 2014;
    page 5 et 6:L’invitée: « On veut un questionnaire » » par Selma REGGUI, Sociologue et ingénieur en électronique, actrice et auteure de la
    conférence gesticulée «L 236-9 coulisses de l’entreprise»;
    page 7: Action syndicale: Expertise à La Poste, PIC Val de Loire par SUD PTT;
    page 8: parutions: infirmière par Diane-Gabrielle Tremblay; Le silence des cadres: enquête sur un malaise par Denis Monneuse; Dictionnaire des risques psychosociaux par Philippe Zawieja et Franck Guarnieri.L’équipe du bulletin remercie tous les contributeurs et contributrices de ce numéro.Comme toujours, vous pouvez toujours adresser toutes propositions d’’articles, informations sur les luttes en cours, annonces de colloques
    et de parutions, idées et critiques à Eric Beynel: eric.beynel@solidaires.orgPour s’abonner ou se désabonner de ce bulletin c’est la même adresse.

    Pour consulter les anciens numéros c’est ici:
    http://www.solidaires.org/rubrique374.html

    Notre prochain numéro est programmé pour fin avril 2014.

    Bonne lecture.

Georges Séguy et Bernard Thibault appellent au 12 avril

Alors que le débat se poursuit dans le syndicalisme sur l’appel au 12 avril, deux anciens secrétaires généraux de la CGT ont signé l’appel. Il parait opportun dans ce cadre de remettre à la mémoire des extraits du livre témoignage de Georges Séguy (Résister), paru en 2008 après la victoire de Sarkozy. Georges Séguy critique la division des forces de la gauche anti-libérale de 2007, qui conduit à l’échec de 2007. Il revient à cette occasion sur la question des rapports partis/syndicats, sur son vécu et son observation des rapports PCF et CGT,  et il plaide pour une nouvelle forme de « rassemblement populaire« . Nous publions dans la foulée l’appel de l’Union régionale CGT Ile de France au 12 avril.

  •  Extraits du livre de Georges Séguy : Résister (éditions l’Archipel-Paris-2008).

« Par mon expérience syndicale, j’ai beaucoup appris en matière politique, économique et culturelle. J’ai certes contribué à assoir l’autorité du PCF, en participant à l’analyse, à l’élaboration et la direction des initiatives du parti. Par ailleurs, je n’ai jamais été témoin d’une quelconque intervention visant à proposer ou contester telle ou telle candidature aux instances dirigeantes de la confédération ou des fédérations nationales. En revanche, je reconnais que le courant communiste, devenu majoritaire dans les unions départementales après la Libération, s’est longtemps évertué à détenir la fonction de secrétaire général.
Plus largement, nous pouvons rétrospectivement condamner cette propension du politique à influencer le syndicalisme dans un sens ou dans l’autre. […]
Tout cela n’empêche en rien la diversité des orientations syndicales, qui se sont organisées en fonction de l’histoire économique et sociale de chaque pays. De nos jours se pose plutôt la question de savoir comment concevoir les rapports entre partis et syndicats. Les premiers ne s’interdisent pas d’avoir leur opinion sur le rôle des seconds et, de façon réciproque, ces derniers ont leur propre jugement sur les programmes politiques. De ce point de vue, la décision de ne pas élire un dirigeant de la CGT à la direction du PCF a eu le mérite de conforter la responsabilité des uns et des autres, de promouvoir leur liberté de pensée et d’expression, d’entretenir des rapports loyaux.[…]
Peut-on dire qu’à cet égard une page est tournée ? Je le crois, ou plutôt je l’espère.
La division de ces formations [NDLR : syndicats et partis] ne pouvait que conduire à l’échec et au déclin de la gauche. Du coup la perspective d’une alternative démocratique et de progrès social s’est éloignée. Le mouvement social pâtit inévitablement de la défaite du peuple de gauche lors de la dernière élection présidentielle de 2007. En faisant échouer le projet de candidature commune de l’entente anti-libérale, les rivalités n’ont pas seulement fait exploser les perspectives d’un rassemblement qui portait en son sein l’espoir d’une nouvelle gauche et d’une dynamique unitaire. Elles ont de surcroît apporté de l’eau au moulin de ceux qui estiment que, désormais, l’élection présidentielle est le scrutin primordial de la Vème République.[…]
Il n’appartient certes pas aux syndicats d’outrepasser leurs prérogatives en prodiguant des conseils aux partis et en se prononçant pour tel ou tel candidat. Mais une chose est sûre : le rassemblement populaire, déterminant pour créer un rapport de force favorable à la gauche, ne pourra se faire qu’autour d’un projet de société qui puisse bénéficier du soutien du mouvement syndical. »

 

  •  Appel de l’Union régionale CGT Ile de France : cliquez ici pour le document original : tract_12_avril URIF-1

En Île-de-France, les choix patronaux de financiarisation de l’économie au détriment du travail ont des conséquences directes sur les millions de salariés franciliens. Sur les douze derniers mois, l’emploi dans notre région, est de nouveau reparti à la baisse. Des centaines de milliers d’emplois industriels disparaissent et dans le même temps l’embauche des salariés est de plus en plus précaire : 73% des embauches dans les entreprises franciliennes sont des CDD de moins d’un mois. Ce sont ces choix politique qui alimentent la crise !

Nous subissons un pilonnage médiatique sur le « coût du travail » mais le « coût du capital » pèse lourdement sur l’économie. Le crédit impôt recherche de Sarkozy est toujours versé aux entreprises : c’est 10 milliards par an, il s’additionne aux 20 milliards du Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi. Maintenant, cerise sur le gâteau, c’est le Pacte de responsabilité, qui offre un cadeau supplémentaire au patronat de 33 milliards de cotisations sociales… Les 22 mois de pouvoir Hollande ont poursuivi les mêmes choix politiques et les mêmes logiques tournant le dos au progrès social. C’est la poursuite de la casse industrielle, le démantèlement du droit du travail, ce sont des services publics étranglés financièrement…Et pour les salariés des grilles salariales à la traine, des minima salariaux en dessous du SMIC dans une majorité de branches, une égalité salariale femme/homme qui reste un slogan… et le 1er avril les retraités n’ont pas eu de revalorisation de leurs pensions.

Dans ce climat, comme le démontrent les résultats des municipales, la droite la plus réactionnaire et l’extrême droite raciste et xénophobe se nourrissent de la désespérance sociale.
C’est pour toutes ces raisons que l’URIF CGT se positionne à l’offensive et a appelé les salariés à se mobiliser le 6 février et le 18 mars, c’est pour toutes ces raisons que l’URIF CGT sera présente à Bruxelles à l’appel de la CES contre les plans d’austérité imposés aux peuples européens. C’est dans une volonté de rassembler les salariés, retraités, jeunes et privés d’emploi pour construire et développer le rapport de force indispensable pour en finir avec l’austérité et exiger un autre partage des richesses et à modifier les logiques capitalistes qui nous ont plongés dans cette crise !

C’est pour toutes ces raisons qu’il y a urgence à construire les convergences entre le syndicalisme et toutes les forces progressistes et à s’engager ensemble dans l’appel à manifester le 12 avril…
Dans le contexte actuel qui voit l’extrême droite et la droite réactionnaire progresser, il y a besoin d’un fort mouvement convergent. Syndicalisme et politique ont chacun leur rôle dans la société, et personne ne songe à entamer l’indépendance de l’un ou de l’autre. Mais ils agissent sur le même « champ de bataille » social ! La situation est préoccupante et demande une réponse adéquate : Tous ensemble manifestons le 12 Avril 2014 – 14h00 République – Nation

Tous ensemble contre l’austérité !
PARIS•12 AVRIL•14H•RÉPUBLIQUE-NATION

Syndicalisme et politique : l’interpellation du 12 avril 2014

L’annonce de la marche du 12 avril 2014 (« ça suffit, marchons contre l’austérité » : Signature en ligne : www.marche12avril.org) à l’appel de 200 personnalités, de syndicalistes, de militant(e)s associatifs, de responsables politiques, provoque un débat nourri dans le syndicalisme, notamment dans la CGT, la FSU, et Solidaires. Le choc brutal des municipales à gauche, après les coups de semonce  des manifestations de la droite extrême depuis plusieurs mois, créé un réveil et un réflexe : « il faut faire quelque chose ».  Un grand nombre de structures et de responsables CGT s’engagent, signent l’appel, mobilisent leurs unions départementales ou leurs fédérations. Ce qui ne va pas sans de vives interrogations dans la CGT. Des débats similaires existent aussi dans la FSU, très partagée,  et dans l’Union syndicale Solidaires, qui a consulté ses structures locales et fédérales. Les questions posées au syndicalisme sont les suivantes : faut-il apparaitre comme rejoindre ou refuser une initiative qui apparait clairement comme ayant été lancée par des responsables politiques? faut-il que le syndicalisme, tout en gardant son indépendance, assume la portée politique de son combat devant une crise grave des valeurs ? comment le concrétiser ? faut-il manifester un jour sans lendemain assuré, au risque de paraître instrumentalisé, surtout dans une période située entre deux élections politiques cruciales ? faut-il (et comment) préparer alors d’autres échéances associant plus durablement mouvement social et forces politiques?

Nous publions ci-dessous une tribune de responsables CGT appelant à la manifestation du 12 avril (souvent avec l’aval de leurs structures fédérales ou départementales), parue dans l’Humanité du 4 avril 2014. Nous reproduisons aussi le lien vers la lettre que Thierry Lepaon, secrétaire général de la CGT, a envoyé à la direction du PCF lorsque l’initiative du 12 avril a fait l’objet d’un première réunion unitaire. Nous reproduisons aussi un article paru dans le Monde.fr sur les débats suscités dans la CGT par cette initiative.

 

 

 

TRIBUNE IDÉES
Contre l’austérité, pour l’égalité et le partage des richesses
Depuis plusieurs années, le contexte est dominé par la violente crise du système capitaliste. Elle trouve son origine dans l’accélération de la financiarisation de l’économie et la nécessité pour le capital de continuer de faire croître sa rémunération, au détriment du travail. Elle engendre mise en concurrence des salarié-e-s, explosion du chômage et de la précarité, restructurations, délocalisa- tions, casse du droit du travail, des services publics, de l’industrie, de la protection sociale, aggravation des conditions de travail
Alors que la situation nécessiterait en France comme en Europe un pro- jet ambitieux mettant en œuvre des politiques de rupture, nous vivons depuis mai 2012 une régression d’ampleur historique : une majorité se réclamant de la gauche prend le pouvoir et tourne immédiatement le dos à l’ambition du progrès social.
Non seulement l’alternance ne s’est pas traduite par des avancées sociales mais le président de la République et le gouvernement s’inscrivent dans la continuité des politiques d’austérité initiées par la droite, au profit du patronat et des possédants. Cela engendre colère, désillusion et défiance à l’égard du politique. Comme le démontrent les municipales, ce climat délétère conduit en particulier à une montée de la droite la plus réactionnaire, de l’extrême droite raciste et xénophobe. Ces forces se nourrissent de la désespérance sociale et des renoncements de la majorité gouvernementale. Elles comptent bien remettre en cause toute les conquêtes sociales des salariés et menacer la démocra- tie. Face à cette situation, les forces de progrès doivent passer à l’offensive. Dans ce cadre, les responsabilités du mouvement syndical sont particulièrement importantes.
Le syndicalisme doit alimenter le débat au sein du monde du travail sur l’urgence et la possibilité d’opérer d’autres choix en matière économique, sociale et environnementale. La manne des plus de 230 milliards d’euros de fonds publics dont bénéficient les entreprises constitue de ce point de vue un gisement considérable de moyens mobilisables pour une autre politique. Il doit rassembler les salariés, retraités, jeunes et privés d’emploi pour construire les luttes et développer le rapport de forces indispensable pour en finir avec l’austérité. Cette construction doit s’opérer en premier lieu dans l’entreprise, au cœur de la confrontation de classe et de l’affrontement des intérêts antagonistes du patronat et des travailleurs. Elle doit s’ancrer autour du travail et des enjeux dont il est porteur en termes de création et de partage des richesses, de conditions de vie des salariés, d’émancipation. Il y a urgence à rompre avec les logiques capitalistes qui nous ont conduits à la crise actuelle !
Militantes et militants de la CGT, nous sommes déterminé-e-s à œuvrer en ce sens. C’est au nom des urgences sociales et économiques que dans plusieurs pays d’Europe, des forces de progrès s’unissent pour frayer une voie rassemblée face aux situations extrêmes vécues par les peuples. Cela nous conforte dans la recherche en France de ces voies de rassemblement. Ce n’est certes pas le chemin le plus facile mais renoncer serait laisser grande ouverte la voie aux stratégies d’accompagnement, au bénéfice du capital et de l’extrême droite, qui progresse partout sur le continent. Nous estimons également indispensable de poursuivre la construction d’un syndicalisme de lutte et de transformation sociale progressiste, y compris en créant les conditions d’un rassemblement des organisations qui agissent dans ce sens. Nous pensons que la stratégie unitaire du syndicalisme doit être fondée sur la volonté de retrouver la voie des conquêtes sociales, sur la défense farouche du fruit des luttes et donc sur le refus de négocier les conditions des reculs sociaux. La bataille contre le pacte de responsabilité est de ce fait une priorité de la période et, en ce sens, nous réitérons notre attachement à la Sécurité sociale basée sur le salaire socialisé et la solidarité intergénérationnelle.
Nous revendiquons l’indépendance du syndicalisme. Dans le respect du rôle et des prérogatives de chacun, nous jugeons incontournable de contribuer à la construction de réponses politiques à la hauteur des enjeux. La situation historique dans laquelle nous sommes appelle la mise en mouvement convergente de tous ceux qui veulent agir pour trouver une issue à la crise. Dans cette perspective, il y a urgence à développer le dialogue et les convergences entre le syndicalisme et les forces de gauche portant l’ambition de transformer la société. Un tel dialogue et de telles convergences, arrimés au développement des luttes sociales et politiques, ont été la condition des grandes phases d’avancées sociales de notre histoire récente (conquêtes du Front populaire ; mise en œuvre du programme du Conseil national de la Résistance à la Libération ; avancées sociales du début des années 1980).
C’est à partir de cette vision des enjeux de la période que nous nous engageons dans l’appel à manifester le 12 avril sous le mot d’ordre « Maintenant ça suffit ! Marchons contre l’austérité, pour l’égalité et le partage des richesses ». Cet appel rassemblant personnalités et forces du mouvement social, associatif, politique et syndical est à nos yeux une étape importante pour rouvrir le champ des possibles et faire grandir l’ambition collective de la transformation sociale.
 Les signataires : Jean-Marc Canon ; Mireille Chessa ; Christophe Couderc ; Christophe Delecourt ; Lina Desanti ; Pascal Joly ; Denis Lalys ; Valérie Lesage ; Camille Montuelle ; Daniel Sanchez ; Baptiste Talbot ; Céline Verzeletti ; Gisèle Vidallet.

 

 

  • Le Monde (03 avril 2014):  Confusion à la CGT autour de la marche contre l’austérité du 12 avril
  • « La CGT ne participera pas à la « marche contre l’austérité » organisée par plusieurs formations de la gauche de la gauche – Front de gauche, Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), Ensemble, Alternative libertaire, etc. – le 12 avril à Paris. Dans une réaction aux élections municipales, diffusée mercredi 2 avril, où elle affirme que « les réponses apportées par le président de la République sont en total décalage avec les enjeux qui sont devant nous », elle appelle les salariés à « agir et manifester pour le progrès social le 4 avril et le 1er mai« .  Le 4 avril, Thierry Lepaon, son secrétaire général, participera à Bruxelles à une « euro-manifestation » organisée par la Confédération européenne des syndicats (CES), à laquelle sont attendues 50 000 personnes. Le « patron » de la CGT défilera aux côtés de son homologue de la CFDT, Laurent Berger, et des représentants des organisations françaises membres de la CES – FO, CFTC, UNSA – ainsi que de la FSU. Les syndicats reconnaissent qu’il a été difficile de mobiliser pour cette initiative. « Il s’agit d’une mobilisation essentiellement militante« , dit-on à la CGT. Bien résolue à ne pas mélanger les genres depuis qu’en 2001, Bernard Thibault, alors secrétaire général de la CGT, avait rompu les derniers liens privilégiés avec le Parti communiste, la centrale cégétiste est fidèle à sa ligne. Elle avait déjà refusé, en 2013, de s’associer à la marche de Jean-Luc Mélenchon pour « une révolution fiscale ». Mais il y a un gros cactus. Dans l’appel de 200 personnalités, publié par L’Humanité du 2 avril, en faveur de cette « marche contre l’austérité » figurent – aux côtés de nombreux syndicalistes de Solidaires et de la FSU et de deux militants de FO – 36 responsables cégétistes. Et non des moindres. On y retrouve deux anciens secrétaires généraux de la CGT, Georges Séguy et Bernard Thibault, des militants d’entreprises « en lutte » (Mory-Ducros, Fralib, Conti, Prestalis). Parmi les signataires – il va sans dire, à titre personnel – apparaissent surtout plusieurs secrétaires généraux de fédérations CGT – Equipement-environnement, Union générale des fédérations de fonctionnaires, industries chimiques, Fédération des travailleurs des industries du livre, du papier et de la communication, services publics – de quelques unions départementales (Ariège, Pas-de-Calais, Seine-Saint-Denis, Haute-Garonne) ou encore de l’union régionale d’Ile-de-France. Des responsables de fédérations, comme les finances, l’agroalimentaire, les spectacles, qui sont souvent dans l’opposition à la direction confédérale, s’inscrivent dans cette démarche sur fond de sourde contestation de Thierry Lepaon. Le 6 mars, l’union départementale CGT de Paris s’est alarmée après des propos du « patron » de la CGT au Nouvel économiste où il assurait qu' »il n’existe à la CGT aucune opposition de principe face au patronat. L’entreprise est une communauté composée de dirigeants et de salariés. Ces deux populations doivent pouvoir réfléchir et agir ensemble dans l’intérêt de leur communauté ». Dans un texte, adopté à l’unanimité, l’UD de Paris estime que « ces déclarations remettent en cause les fondements mêmes de la CGT« . Elle interpelle Thierry Lepaon sur « sa conception du mandat de secrétaire général confédéral« . « Ce type de démarche peut-il perdurer ? », interroge-t-elle, en réaffirmant que « le salariat n’a aucun intérêt commun avec le capital » et en soulignant que « le pacte de responsabilité n’est ni amendable ni négociable, il doit être retiré ».  Mardi 1er avril, lors de la réunion de la commission exécutive de la CGT, Thierry Lepaon, dans une intervention que Le Monde s’est procurée, est revenu sur le sujet. Il a d’abord estimé qu’il fallait prendre « un peu de temps et de recul » pour tirer les enseignements des élections municipales et de la nomination de Manuel Valls à Matignon. « Ne brûlons pas l’étape de l’analyse », a-t-il lancé, en mettant en avant « quatre mots clé« : l’abstention « populaire« ; la « sanction d’ampleur » contre François Hollande et la « droitisation« ; et, « quatrième phénomène »: « Il y avait un espace à gauche de la gauche pour essayer de faire mesurer qu’il était possible dans notre pays d’avoir une gauche différente que celle qui exerce le pouvoir. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’elle n’a pas recueilli des suffrages à la hauteur des espérances que l’on pouvait peut-être attendre ici ou là ». S’inquiétant de la « montée des positionnements individuels, au détriment d’un positionnement collectif« , Thierry Lepaon a souligné que « les organisations ont besoin d’autonomie, de réflexion, d’action, de positionnement mais on a besoin aussi de responsabilité et de cohérence« . Et le « patron » de la CGT a enchaîné à propos de la manifestation du 12 avril : « Je me mets à la place des gens qui vont regarder la télévision le soir du 12 avril, qui vont voir des banderoles et des drapeaux CGT dans le cortège et qui auront entendu Thierry Lepaon sur RTL ou vu sur France 2 [où il doit s’exprimer le 10 avril] dire : ‘la CGT n’appelle pas à la manifestation’. Je pense qu’on ajoute à la confusion et que des camarades se réfugient derrière le syndicat, la CGT, pour ne pas s’engager politiquement. » »C’est plus facile sans doute, a poursuivi Thierry Lepaon, dans des périodes d’y aller avec un autocollant CGT qu’un autre. Mais la CGT, ce n’est pas le rempart pour se masquer, il faut assumer ses engagements. Il faut que chacun et chacune, en tant que citoyen, puisse dire ce qu’il pense, afficher tout ce qu’il a envie d’afficher, mais surtout, faisons attention à notre organisation qui peut se sentir ou être fragilisée. Notre rapport au politique, dans cette période, est un peu trouble dans la tête de certains camarades« . Il y a en effet fort à craindre que ce trouble fragilise encore la CGT pendant quelque temps.

 

Unité syndicale : le débat

Syndicalisme unitaire : un objectif hors de portée ?

 

 

Nous avons voulu interroger Dominique Mezzi qui a coordonné le petit livre Nouveau siècle, nouveau syndicalisme, paru aux éditions Syllepse, où plusieurs passages reviennent sur la question de l’unité syndicale et d’un syndicalisme unifié.

Parmi les positions syndicales, si l’unité d’action est en général recherchée (quoique de manière fort différente ou conditionnée selon les organisations), l’objectif d’un syndicalisme unifié n’est pas une référence commune. Même pour ceux qui en font un marqueur jusque dans leurs statuts (la CGT se prononce « pour l’édification d’une seule organisation syndicale », la FSU fait sien l’objectif ancien de la FEN d’une « réunification » ; aucun autre n’en fait une référence statutaire), le problème n’est plus vraiment d’actualité. Bien des militant-es estiment que cette question est devenue utopique, obsolète, voire ringarde. Notamment à cause des divergences stratégiques, par exemple avec la CFDT. Cette contradiction entre unification et divergences stratégiques est évidemment le fond de la question, et je vais y revenir.

Quelques rappels sur les dernières années

La CGT a construit depuis 1992-93, le concept de « syndicalisme rassemblé », sans le définir précisément. Dans ses congrès depuis 1995, elle marque parfois une disponibilité à aller plus loin, notamment à son congrès de Toulouse en mars 2013. La résolution adoptée explique : « …La CGT estime qu’il est possible et souhaitable, dans le cadre d’une démarche ouverte, que le débat sur les évolutions du paysage syndical s’intensifie pour construire et renforcer un syndicalisme rénové de transformation sociale, articulant luttes et propositions. Par exemple, dans cet esprit et sur la base des initiatives communes…, la CGT poursuivra le travail engagé avec la FSU ». Or, rien n’indique depuis que ce travail avec la FSU soit réellement poursuivi. Au congrès précédent à Nantes en 2009, alors que les débats avec la FSU avaient débuté, le congrès n’en avait pas dit un mot…S’il y a donc un progrès dans les écrits, la pratique ne suit guère.

La Fédération syndicale unitaire a toujours eu l’unité chevillée au corps, puisqu’elle la porte dans son nom, et qu’elle hérite d’une histoire où la Fédération de l’éducation nationale (FEN) avait refusé en 1948 la scission donnant naissance à FO et avait défendu la perspective d’une « réunification ». Après 1995, la FSU a proposé la création d’un « Comité de liaison unitaire interprofessionnel » (CLUI). Pendant un court moment, la CGT a paru intéressée. Puis elle change complètement de braquet en tendant la main prioritairement à la CFDT à partir du congrès CFDT de décembre 1998 (contribuant ainsi à isoler les syndicats CFDT oppositionnels). Prend alors consistance l’explication que la CGT est opposée à un «  pôle syndical radical », ajoutant qu’elle n’a pas de partenaire privilégié et qu’elle recherche inlassablement le « rassemblement ». Sans jamais pour autant définir si ce rassemblement est autre chose qu’un front ponctuel (exemple : le rassemblement victorieux contre le CPE en 2006, ou les journées d’action de 2009), ou s’il pourrait devenir plus « organique ».

Vouloir l’unité, c’est vouloir la majorité

Tous les syndicalistes connaissent cela par cœur : pas d’action syndicale efficace si on reste minoritaire. Cela vaut pour la petite revendication jusqu’à des questions de fond, pour les syndicats qui ont pour objectif une « transformation sociale » contre le marché du travail capitaliste, pour la socialisation, etc.
On ne peut donc pas échapper au débat : comment convaincre puis mobiliser la majorité des salarié-es ? Ni le patronat, ni le capitalisme, ne se combattent par d’heureuses surprises. Gagner la majorité, voire bien davantage, est une question-clef. Parfois, un syndicat peut l’obtenir seul dans une entreprise, voire une profession (plus rare). Mais à l’échelle interprofessionnelle, c’est impossible. La CGT a pu croire à son influence propre de confédération hégémonique (bien que déjà autour de 1968 la phase d’unité avec la CFDT a joué un rôle décisif). Elle a pris conscience depuis les années 1990 que cela ne marchait plus. La CGT ne peut afficher son hégémonie que lorsque la masse des salariés est mobilisée (1995, 2003, 2006, 2009, 2010). Dans ces cas-là, elle totalise parfois les deux tiers des manifestations selon les villes. Ce qui lui permet de conforter son identité, sa fierté même (et parfois du sectarisme), et peut-être de stabiliser son recrutement. Mais tout cela ne produit pas de dynamique syndicale cumulative, propre à accrocher en masse le nouveau salariat. Voilà pourquoi la notion de « rassemblement du syndicalisme » est à la fois juste comme démarche, et en même temps sans horizon stratégique : on rassemble parfois, mais finalement rien ne bouge durablement.

Certains estiment, y compris en interne, que la CGT vise en réalité à se rapprocher de la CFDT. Cette analyse mériterait un débat détaillé. Une partie de la CGT, de son appareil, est consciente des faiblesses de la CGT, des difficultés du renouvellement de sa force matérielle mais aussi fascinée par une CFDT qui, bien que « réformiste », se développe, se relève de ses crises, etc. D’où l’idée de copier, de se recentrer sur des logiques syndicalo-syndicales (comme le premier recentrage CFDT des années 1978-1985), et de refuser toute portée politique au syndicalisme (exemple : le traité constitutionnel en 2005). Mais il suffit d’avoir assisté une fois à un congrès CGT pour comprendre qu’un rapprochement stratégique avec la CFDT serait à haut risque. La CGT s’y briserait. Le résultat est que la CGT n’a pas vraiment de stratégie, qu’elle est dans un “entre-deux”, ce qui bien sûr n’arrange pas sa vie interne, ni son développement, ni celui du syndicalisme. Cela produit des oscillations entre des phases de repli identitaire (comme le 6 février 2014) et des phases « unitaires » parfois peu lisibles. D’où la paralysie syndicale.

Pôle syndical et visée majoritaire : une dialectique difficile

Cependant, « la majorité » varie selon les contextes. En 1995, la mobilisation n’a été atteinte que parce qu’il y avait un pôle unitaire chez les cheminots (CGT et CFDT), et qu’une intersyndicale nationale incluant la CFDT-Notat existait jusqu’au 25 novembre. Autrement dit : le conflit stratégique avec Notat s’est fait devant les salariés. Il est alors possible de proposer que se pérennise le pôle syndical dont la légitimité majoritaire est évidente dans le pays. D’où l’idée après 1995 d’un pôle syndical CGT, FO, syndicats CFDT critiques, FSU, Solidaire. On sait (voir plus haut) que la CGT l’a refusé, alors qu’existait un rapport de force.
Mais par temps d’atonie des luttes, les choses sont plus complexes. Un pôle CGT, FSU, Solidaires ne fait pas ipso facto bouger les rapports de force sur des exigences interprofessionnelles : ANI, retraites, Pacte de responsabilité, etc. Il serait erroné de reprocher à la CGT de reprendre langue avec la CFDT, même si on sait, plus que jamais, la profondeur des divergences.
La CGT explique que la distinction entre un « syndicalisme radical » et « réformiste » est fausse. Une partie de cette argumentation est juste. Mais elle peut conduire à l’immobilisme. Il faut donc bien cerner le débat.
Le salariat ne cherche pas à priori le radicalisme. Le syndicalisme doit viser de « bonnes réformes », ancrées sur les besoins, la défense et la conquête de droits, sans s’autolimiter. La résistance aux « contre-réformes » peut nourrir un mouvement unitaire. Dans ce mouvement, le débat public sur les stratégies peut se vérifier comme en 1995. Le jugement des syndicats n’est jamais prédéterminé. C’est arrivé à plusieurs reprises dans la CFDT, à condition qu’elle soit présente. Il faut prendre le risque de la confrontation, voire de l’ambiguïté, surtout dans une période très difficile comme aujourd’hui.
La proposition globale pourrait être celle d’un «  Comité national de rassemblement et de débat » ouvert à tous, comme le propose Joel Lecoq dans Nouveau siècle, nouveau syndicalisme, ou comme le proposait la FSU après 1995. Une telle proposition peut se combiner avec un rapprochement plus serré entre syndicats partageant une vision convergente. Cela ferait bouger les lignes externes et internes : un axe CGT, FSU, Solidaire aurait des effets, mais devrait constamment défendre un rassemblement plus large.
La visée d’un syndicalisme unifié nécessite que le débat syndical soit public, avec des lieux d’expression, etc. La CFDT ne voudra jamais ? Certes. Mais si rien n’est proposé, rien ne se passera. La lutte aussi est difficile…
Il ne s’agit plus de « réunifier » (comme en 1948), car les expériences communes sont oubliées, ou n’ont jamais existé. Mais de viser l’unification souple, un processus fédératif, qui tolèrerait les différences de pratiques, en convergence avec d’autres mouvements associatifs. Il ne peut y avoir de syndicalisme majoritaire sans pluralisme accepté. ●
Dominique Mezzi
Coordonnateur du livre Nouveau siècle, nouveau syndicalisme (Editions Syllepse, 8 euros)